« Couleur Ciel » : une expérience de relation

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"Un vallon  enfoui dans la forêt domaniale des Corbières occidentales,..."

Un vallon  enfoui dans la forêt domaniale des Corbières occidentales, un petit ruisseau clair et limpide, un lieu préservé, à la végétation riche et variée : tel est le site qui abrite en son coeur l’abbaye Sainte Marie de Rieunette.  Fondée vers 1160 pour une communauté de moniales cisterciennes dont l’histoire mouvementée fut interrompue peu avant la révolution française, elle est à nouveau habitée depuis 1998 par une communauté monastique venant de l’abbaye de Boulaur (Gers).
    Mais comment vivre en un tel lieu ? Le don que Dieu nous fait chaque jour dans cet environnement est peut être d’abord de nous laisser imprégner par lui, d’accueillir en nous mêmes et dans nos comportements des attitudes de respect, d’émerveillement et, disons-le, d’une conversion écologique toujours en marche. La naissance de l’activité économique qui devait nous faire vivre s’inscrit dans cette ouverture à la nouveauté. Une rencontre providentielle avec un jeune couple passionné d’aromathérapie a permis de donner corps en 2007 à l’entreprise « Couleur Ciel » et à son laboratoire de produits aromatiques et cosmétiques à base d’huiles essentielles. Relation avec la nature et relation avec les laïcs : tel est l’enjeu posé d’emblée par cette aventure. La communauté monastique donne consistance à la relation à Dieu au coeur du projet.

"un formidable encouragement à vivre notre aventure..."

Le choix de produits majoritairement cosmétiques ouvre à une relation à soi-même dans le cadre des enseignements de Jean- Paul II sur la théologie du corps. En développant ces quatre relations dans son encyclique Laudato Si, le pape François nous a donné un formidable encouragement à vivre notre aventure  « Couleur Ciel » dans une dynamique d’intégration et de lien.
    A la demande de l’Aide au Travail des Cloîtres, c’est d’abord de la relation avec les laïcs à travers notre activité « Couleur Ciel » que nous parlerons ici1. Les laïcs ? Disons plutôt les autres, ceux qui ne font pas partie de la communauté de Rieunette proprement dite et avec lesquels nous entrons en relation au travers de nos produits.
    Il y a tout d’abord Aurélien et Virginie, avec lesquels nous avons commencé. Le lien posé alors a été voulu comme un lien de collaboration qui excluait toute subordination. Aucune forme juridique ne correspondait vraiment à notre souhait ; d’abord propriété de Virginie, l’entreprise est depuis 5 ans propriété de la communauté de Rieunette. C’est surtout la manière de vivre ce lien qui est ici importante. Partage des compétences, liberté des partenaires sont les points fondamentaux  rendus possibles grâce à l’amitié et à la confiance réciproque. L’appartenance à deux états de vie différents a été extrêmement enrichissant humainement, outre que dans le domaine spécifique de la cosmétique  des moniales ne peuvent pas se tenir informées de toutes les nouveautés.
Mais c’est surtout un enthousiasme commun qui a porté la création de nos produits ; la transmission, à travers la recherche  et l’élaboration, d’un feu d’une autre dimension ; l’intuition que la relation nouée autour du produit prenait ses racines dans notre foi chrétienne et pouvait être porteuse  de valeurs pour ceux auxquels nous nous adressons. C’est ce que nous avons appelé « l’évangélisation aromatique »...

« l’évangélisation aromatique »...

    La dimension écologique du projet a tout de suite été une évidence. Pourtant nous n’avons pas demandé le label ecocert, trop commercial à nos yeux. L’appartenance au réseau « Nature et Progrès », première mention écologique en France, particulièrement exigeante, a paru plus adaptée à ce que nous vivons : entreprise de petite taille, à la recherche de produits d’une grande qualité et porteurs de sens. Peut-on parler de choc culturel ? Nous sommes entrées là dans un monde totalement inconnu auparavant, de ces périphéries dont parle le Pape François ; un monde de chercheurs de sens et de cohérence, à la spiritualité foisonnante, des personnes très attachantes qui aspirent à une autre forme de société plus humaine, toute de relations, avec de multiples tentatives de vie commune, d’expériences variées de retour à la terre, de grandes pauvretés aussi… Il n’y a pas eu de choc (heureusement) grâce à Virginie ; elle a su vaincre les peurs des deux côtés pour permettre le dialogue,  et élargir ainsi  la grâce de rencontre vécue entre son couple et la communauté.
    Les relations créées sont de véritables relations de travail. Nous trouvons parmi eux les producteurs locaux qui nous fournissent les hydrolats et huiles essentielles à la base de nos produits. Le travail pour obtenir des produits de qualité, les nombreux échanges de compétences tissent petit à petit des liens personnels qui sont autant de ponts entre deux milieux qui pourraient s’ignorer mutuellement. Nous constatons que la plupart du temps la démarche écologique de ces producteurs inclut une recherche toujours active de qualité dans laquelle nos exigences peuvent entrer comme un stimulant. Inversement nous sommes très demandeuses des savoir-faire qu’ils ont repris aux plus anciennes traditions et développés depuis déjà longtemps ; apprendre d’eux à utiliser les plantes de notre site, à réaliser des macérâts huileux… est un grand enrichissement et un vrai bonheur ! Les produits deviennent ainsi le lieu d’une recherche commune ; peu à peu nous faisons ensemble un bout de chemin et notre différence devient source d’amitié, de vie. Nous sommes -petitement- une présence évangélique au milieu d’eux et les occasions ne sont pas rares pour nous d’annoncer Jésus Christ dans nos discussions. L’image la plus parlante est peut être celle de la foire bio de Couiza où nous tenons un stand chaque année. Au-delà de la proposition de produits, nous sommes là comme une communauté de femmes engagées dans une démarche écologique, solidaires des autres par le travail. Notre engagement de moniales ne va pas sans interroger car il se montre solide et stable et peut devenir une référence dans la recherche générale d’harmonie et de cohérence.

"Notre attention se porte alors vers la fidélité, la qualité, l’engagement éthique..."

    Un petit réseau s’est ainsi peu à peu mis en place au niveau des ressources nécessaires à l’activité. Il est clair que de nombreux produits venant de loin nous parviennent par le biais d’intermédiaires. Notre attention se porte alors vers la fidélité, la qualité, l’engagement éthique de la filière, son mode d’approvisionnement. Il nous est parfois donné d’entrer dans une démarche plus personnalisée avec des producteurs lointains. « Couleur Ciel » a ainsi participé il y a quelques années à la diffusion des produits du monastère de trappistines d’Ananda Matha en Inde en leur ouvrant son réseau de distribution ; à la recherche d’huile de Baobab nous sommes entrées en contact avec l’association de soutien au village de   au Sénégal, qui nous fournit depuis déjà plusieurs années ; plus récemment nous avons aidé à relancer l’activité de distillation d’huiles essentielles des sœurs salésiennes de Befoza à Madagascar… Et nous sommes toujours heureuses de travailler en lien avec des communautés religieuses ! Ce sont maintenant les moniales de Tulebras qui nous fournissent l’huile d’olive ; les dominicaines de Taulignan l’hydrolat de romarin… la liste n’est pas close et nous sommes ouvertes à toute proposition !

"Des journées de formation annuelles à Rieunette..."

    A l’autre bout de la chaîne on trouve le réseau des revendeurs, des acheteurs. Monastères vivants ou devenus centres culturels, artisanats monastiques, sites de vente en ligne, avec aussi quelques biocoops et pharmacies, esthéticiennes ou kinés… Par l’intermédiaire de nos produits, notre communauté s’est ouverte à de nombreuses relations  fraternelles avec d’autres communautés. Un autre monde qui n’était pas habitué il y a dix ans aux produits bio, et même cosmétiques en provenance d’un monastère. En approfondissant la théologie du corps de Jean-Paul II, nous sommes allées de l’avant pour proposer une réponse concrète au juste soin de soi et des autres. Des journées de formation annuelles à Rieunette permettent une meilleure connaissance mutuelle, une appréciation des difficultés rencontrées, une remontée des demandes, une ouverture vers le monde de nos fournisseurs : cette année pour la première fois une productrice est venue y présenter son travail et passer un temps à cette journée. Nous découvrons toujours davantage combien il est urgent de créer des liens entre ces divers cercles. « Couleur Ciel » peut ainsi devenir, modestement et à sa place, un de ces ponts qui évitent l’enfermement mortifère et ouvrent à la différence féconde.
    Et à l’intérieur de « Couleur Ciel », quelles relations ? La communauté est présente à tous les postes : gérance, laboratoire, stock et expéditions, réglementation, qualité, et bien sûr relations avec producteurs et revendeurs. Mais nous ne sommes pas seules ! Notre petit nombre (nous sommes 6) ne suffit pas à la tâche et nous met devant une évidence : nous ne pouvons pas prétendre avoir toutes les compétences requises. Il est vital pour nous d’avoir recours à des personnes extérieures dans une relation professionnelle qui ne soit ni absorbée, ni utilisée, qui ne nous entraîne pas non plus dans un chemin qui ne serait pas le nôtre. Concrètement nous faisons appel à une salariée deux jours par semaine, à des salariées occasionnelles en fonction des surcroîts de travail ; ce sont en général des personnes des villages proches en recherche d’emploi. Virginie reste présente comme consultante extérieure notamment pour le contact avec le réseau des revendeurs, mais aussi dans la formulation de nouveaux produits. Graphiste, imprimeur, transporteur, informaticien, comptable… nous avons choisi de faire confiance à des professionnels. L’accueil de stagiaires (jeunes ou femmes en reconversion professionnelle) entre aussi dans cette dynamique de partage et d’entraide.

"Un colloque « chrétiens et écologie en pays d’Aude »..."

A l’intérieur, nous expérimentons combien le dialogue est toujours à reprendre, combien aussi les conseils de Saint Benoît sont judicieux et actuels… donner un avis, donner sa compétence sans prétendre détenir tous les éléments, ni imposer aux autres sa propre conclusion : c’est à travers cette attitude de don gratuit que parle l’Esprit Saint.  Notre vie monastique trouve là un lieu d’exercice concret. Une conversion permanente pour que le Christ soit au coeur du rayonnement des relations extérieures ! Cette intuition que la vie consacrée a une place particulière dans la démarche écologique nous a amenées à entreprendre une réflexion en commun avec d’autres communautés de notre diocèse. Un colloque « chrétiens et écologie en pays d’Aude » en octobre 2018 a déjà permis un approfondissement des questions que nous nous posons et un espace de relations entre laïcs et religieux.
    La gratuité à laquelle nous venons de faire allusion ne signifie pas l’absence d’échanges financiers. Nous sommes bien dans un domaine professionnel ; mais nous tendons autant qu’il est possible à ce que l’argent circule tout au long de la chaîne, du producteur à l’utilisateur final. ; qu’il soit l’expression concrète d’une circulation de vie portée par les produits, que chacun ait conscience à travers l’acte d’achat ou de vente de procurer à d’autres un flux de vie. Acheter directement nos matières premières au producteur chaque fois que c’est possible permet, par la suppression d’intermédiaires, de mieux le rétribuer. De même le prix final ne doit pas être excessif. Le but de l’entreprise n’est pas de faire du bénéfice, ni de créer de la richesse  : il est de « faire vivre », en un sens large, tous ceux qui y participent.

"Quelques éléments clefs de notre aventure « Couleur Ciel »..."

    En relisant notre histoire et notre expérience, nous pouvons dégager quelques éléments clefs de notre aventure « Couleur Ciel ». Il y a tout d’abord la réalité-providence ; réalité du lieu ; réalité des personnes rencontrées et des aspirations communes, réalité des compétences, réalité de notre région… C’est en partant du réel que le projet a pris corps très progressivement, comme un être vivant adapté à son milieu. Aucune idée préconçue n’a présidé à la naissance de « Couleur Ciel », mais une attention aux signes providentiels et … de l’audace pour s’ouvrir à la différence.  Comme notre communauté, comme la plupart de nos partenaires, l’entreprise est petite et cette petite taille est à nos yeux une grande chance.  Nous ne faisons pas peur, nous pouvons entrer en dialogue à égalité avec nos voisins, nous pouvons concentrer nos efforts sur la qualité plutôt que sur la quantité, nous pouvons aussi nous tromper sans trop de dégâts…
    Actuellement la demande est forte dans le domaine du bio. Notre souhait serait de trouver, avec les communautés religieuses qui se mettent sur ce créneau, les moyens d’une collaboration fraternelle, sans concurrence, une sorte de réseau d’entraide de petites structures à la fois libres et reliées… témoignage de communion dans l’esprit de « Laudato Si ». Le rêve d’un réseau... et pourquoi pas d’un label « Laudato Si » ?